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clément Thomas ou le désœuvrement du regard
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Lorsque vous regardez un objet, un paysage, un homme, qu'est-ce qui vous garantit que vous voyez ce que vous voyez ? Est-ce la proximité d'un regard qui vous fait sentir que c'est là ou la distance que creuse ce regard qui vous permet de constater que quand c'est là, ça n'est déjà plus là ?

En somme, n'y a-t-il pas dans tout regard une destinée auratique, une "trame singulière d'espace et de temps", qui fait que ce que l'on regarde vous tient à distance dans sa proximité même ?

Si voir se nourrit de ce qui se retire du visible, peindre ne serait-il pas ce geste qui contribue autant à l'ouverture du visible, qu'à son recouvrement, son effacement ?

Clément Thomas est bien, à cet égard, un artiste qui travaille sur l'apparition/disparition de la peinture, sur les conditions de sa production, sur la nécessité de peindre quand précisément il n'y a plus d'objet à dépeindre.

C'est ce qu'illustre, par exemple, la pièce Jardin où dix-huit sachets de graines de giroflées cloués chacun sur un petit support en bois créent les conditions du surgissement de la matière colorée.

L'effet d'accrochage et d'alignement de ces sachets de fleurs jaunes finit par provoquer un éblouissement pictural dans un registre à la fois simple, évident et énigmatique, obscur, indirect qui forme toute l'efficacité de la peinture comme fulguration de rapports. Car, dans le mouvement où semble triompher la structure de l'œuvre s'inscrit symétriquement le signe d'un effondrement de la représentation, d'une inconsistance iconique, d'une déréliction figurative. Bref, la pulsion organique de la peinture se dépose dans l'œuvre comme puissance en marche vers l'horizon d'une disparition promise.

Plus brutalement, et lumineusement, la pièce puce/AMX met en scène un tableau et un char. Quelle est le tour de force de la représentation ici ? Il réside tout entier dans la monumentalité sculpturale du char qui fait surgir du tableau le canon de la peinture comme dimension tactile de la vision.

Ce à quoi nous invite le char, en définitive, c'est à déposer les armes, c'est-à-dire aussi à déposer son regard et pour ce prix, il se donne et nous dupe. Vous vouliez voir un tableau, eh bien vous voyez un char! Vous vouliez voir un char, eh bien vous voyez un tableau! Il y a là une circulation de l'œil où celui-ci s'épuise à vouloir saisir ce qu'il veut voir. Le tableau, le char; le char, le tableau; le tableau-char; le char-tableau. Le dispositif du peintre fonctionne comme une machine à produire une dialectique du regard qui triompherait du voir comme avoir.

Clément Thomas ne cesse de mettre en avant la peinture et de la penser comme matière vivante. La série des Villégiatures installe précisément sa peinture dans une tension entre la consistance d'un support et la fluidité/fragilité d'une surface. Des pièces en bois sont recouvertes de textures picturales diverses: simplement laquées, ou passées à l'acrylique, ou revêtues de fourrure ou de tissus imprimés éventuellement rehaussés de touches de couleurs. La peinture est en vacances; elle menace parfois de se faire la malle. Ainsi, le support de Tropique - constitué de ressorts de sommier - parviendra, au fil du temps, à triompher du premier plan (la surface colorée). Il s'agit, à travers ces Villégiatures, de prendre repos de l'œil et de sa volonté de figer tout mouvement dans l'étreinte de la vision. Le regard se meut ici dans l'ironie de ce qui le constitue: le parcellaire, le fragmentaire, le contingent.

Il est possible que le projet de Clément Thomas soit de nous donner à voir ce qui nous aveugle et de méduser notre regard dans les entrelacs de la vision.

Tout se résumerait alors à une affaire d'énergie, de volupté itérative de la vision où ce qui est saisi par l'œil s'échapperait immanquablement pour resurgir quelque part, en un lieu indécidable, où la peinture pourrait bien désirer danser dans le silence d'un regard et respirer dans ses marges.

Emmanuel Costa Sédille
Paris - automne 1998

E.C.S. a produit ce texte pour
l'exposition de C.T. "Spring"
à la galerie EOF
en septembre 1998

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