l'invention forcenée de tous ces mots, cette muraille contre l'effroi.
penser, écrire l'effroi pour le rendre visible, palpable, et le maitriser...
pourtant, ce n'est pas suffisant...
ne vaut-il pas mieux faire de l'effroi une incertitude ?
| dans le train.
| passage dans une épaisse nappe de brouillard.
lorsque les choses disparaissent dans le brouillard...
pourtant, nous savons qu'il n'est pas un masque.
| nous écrivons avec les yeux
| ouvre les yeux... c'est ce qu'on dit
| bâtir est rassurant
| conversation avec une pierre.
quel besoin a t-elle de se rassurer, elle qui ne tient pas à mouvoir la pierre voisine?
| pourquoi est ce que je reviens toujours à cette pierre ?
| pourtant, je reviens à cette pierre. pourquoi ?
ce n'est pas rassurant
je ne suis pas encore une pierre
| quelle étrange idée de croire qu'être transformé en pierre puisse être une punition;
ou même une délivrance.
| bâtir est rassurant. cette conversation est insensée. hors le sens; est-ce une fuite?
| brouillard
| je vois le brouillard et je ne suis pas effrayé.
| ce qui est masqué me rassure
| pourquoi le brouillard dans mon esprit devrait-il m'effrayer?
| le brouillard est mon ami. il me montre les choses.
| cette pierre me parle. elle me dit : caillou
et je suis heureux
| le brouillard me parle. il me dit : "ce que je masque à ton regard,
il te suffit de tendre la main pour le voir."
| mes pieds me parlent : "tant que par nous tu sens le sol, tu n'as rien à craindre."
la pierre rétorque: "pourtant, moi je flotte dans l'air comme un oiseau."
| la pierre : "j'ai fait mon nid dans cet arbre."
l'arbre : "je suis la voix du vent, pourtant, avec la pierre, j'use d'un autre langage."
moi : "je vous entends. comment est-ce possible?"
moi : "lorsque je suis avec les hommes, j'use d'un autre langage."
moi : "est-il possible que les hommes n'entendent pas la pierre, l'arbre et le brouillard comme je les entends?"
moi : "la vérité est comme un bouchon dans les oreilles des hommes."
moi : "rien ne se bâtit sans vérité."
moi : "sans vérité, il n'y a de conversation qu'avec la pierre, l'arbre, le brouillard."
moi : "si je doute d'une vertu, il me reste la conversation avec la pierre, elle qui en est démunie."
| muni de vertu; comme d'un outil.
| avec la vertu, nous pensons bâtir un monde libre.
| elle rit, la pierre qui en est démunie.
| la boue dans le fleuve me masque les pirañas.
| si je vis dans la peur des pirañas, alors,
je ne pourrai pas me faire de la boue une amie.
| la boue est la boue.
| si je vis dans cette peur, alors, toute chose finira par m'effrayer.
| la sagesse passe t-elle par l'oubli de la vérité ?
| la vérité est un glaive; une menace.
| amour de la vérité; amour de l'effroi.
| c'est dans la vérité que l'effroi fait son nid.
| la vérité nous montre l'ignorance; du doigt.
| d'un doigt sévère.
| je vois un cêdre : "bonjour cêdre".
lui : "je ne te comprends pas. pourquoi m'appelles tu ainsi ?"
je touche le cêdre... j'entends son nom.
pourquoi ne le connaissais-je pas avant ?
| j'ai marché sur la terre et je ne l'ai pas entendue.
elle me dit : "maître".
| liberté. notre mot le plus simple.
| la pierre le connait, elle qui n'a pas de jambes.
| nous comparons les branches des arbres à des bras.
quels bras magnifiques, eux qui n'embrassent rien.
| [ ces bras ouverts à jamais ]
| la pierre me dit : "je te libère de la vanité"
aussitôt, je flotte comme un oiseau.
mes pieds sont heureux.
| mes pieds se sont détachés et sont venus se poser sur ma tête.
ils me disent : "maintenant, tu es grand."
| je vois une tour crénelée.
les pierres me disent : "même ici, nous pouvons parler."
| si le roi te coupe la langue, la pierre continue à t'entendre.
| quel besoin as tu d'être roi ?
quel besoin d'être blanc ?
| tu étends la main sur ton royaume.
elle rit, la pierre que tu ne peux saisir.
| ce que tu ne peux diriger, ne t'en préoccupe pas.
| la morale qui te dit :"ne fais pas ci ou ça" te dit "fais plutôt ceci ou cela".
| la morale ne connait de ce qui est bon que ce qui est bon pour la morale.
| pourtant, c'est grâce à elle si tu peux entendre la pierre.
| s'il existait une perfection, tes sens ne te serviraient à rien.
| la liberté n'est elle pas tapie dans la somme des contraintes ?
| est-ce là ce qu'il faut entendre par : détournement ?
| si ton souhait est de devenir ce que tu n'es pas fait pour être, alors, chaque mot te sera une insulte.
| c'est par le mensonge que tu te défends des hommes.
| le mensonge te sauve des hommes;
au moins jusqu'à ce que tu entres en conversation avec la pierre.
| comment peux tu espérer faire le bien au milieu de tous ces agités ?
| le bien; personne ne s'en soucie.
| la faiblesse du bien ? son pluriel.
| tu t'assieds sur une pierre pointue. "aie !"
la pierre vient de te parler mais tes oreilles ne l'ont pas entendue.
| le crocodile vient de dévorer mon orteil.
le jour où je n'aurai plus d'orteils, ... plus de crocodile.
| J'ai vu une chose extraordinairement magnifique.
je m'en suis emparé.
la guerre est déclenchée.
| dois-je croire que sans guerre, la beauté disparait ?
| quelle beauté si je n'ai pas le désir de m'en emparer ?
| la beauté nait dans le feu.
| la beauté est vulgaire.
| la beauté sent mauvais.
| celle que nous poursuivons sans relache, ce nom ne lui convient pas.
| celle que nous croyons poursuivre, nous l'avons dépassée sans nous en apercevoir. elle trottine derrière nous. et c'est nous qui sommes essoufflés.
| la pierre me dit : "à quoi bon t'arrêter pour l'attendre ? elle s'arrêtera en même temps que toi.
à quoi bon rebrousser chemin ? tu la dépasseras à nouveau.
pourquoi ne pas l'oublier ?"
moi : "et elle m'apparaitra alors ?"
la pierre : "tu vois, tu ne peux pas l'oublier."
| si elle n'est pas la beauté, alors, nous l'appellerons Elle.
| si tu veux consacrer ta vie à Elle, tu n'as de choix que celui de ne rien faire d'autre; et tu dépériras.
| si tu fais une seule autre chose, ne serait-ce que manger, alors, Elle passera au second plan.
| et tu découvriras vite que pour nourrir ton effort vers Elle, il te faudra faire tellement de choses qu'Elle passera toujours plus au dernier plan.
| bien sûr, Elle continuera à flotter dans toute chose que tu entreprendras pour nourrir ton effort; mais comme un fantôme.
| c'est ainsi que naissent les idées.
| Elle ne sera que l'idée que tu forgeras d'Elle, petit à petit, à travers la lecture de tous ses fantômes.
| tu ne te sauveras d'Elle qu'en la nommant fantôme, car alors, à travers son halô, tu verras le chemin qui te sépare d'Elle.
| tu finiras par aimer le chemin.
| la pierre me dit : "parfois, tu m'entends. parfois, non."
plus tard - toujours dans le train
je relis mes notes et je fredonne
| je me suis demandé : "ces notes ne sont-elles pas pétries de naïveté?"
je les relis
elles ne le sont pas
| la pierre : tu regardes ton nombril ? moi : je ne sais pas. peut être que oui. et alors? si je t'entends encore
| mon nombril est petit et ratatiné
c'est un nombril
| je prends la pierre dans ma main
je la mets dans ma poche
la pierre : pas ici, il fait noir
je la pose sur la table dans la maison
la pierre : je ne sens plus le vent
je la mets sur le balcon
la pierre : je ne sens plus la terre
je la remets dans le jardin
la pierre : ah. tu vois
train paris-carcassonne 24/12/98