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L'impouvoir ou la peinture sans projet
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Camels and Dogs
la route de la soie
2001

Walk and Talk
l'espace de l'œuvre
1995

 

L'Impouvoir ou la peinture sans projet

La question de la pertinence de la Peinture à l'ère contemporaine induit celle de sa fonction au sein de la société, alors même que son terrain de prédilection s'est vu accueillir de nouveaux et nombreux médiums mieux à même de prendre en charge la gestion du visible comme du sous-jacent.

Alors même que l'Art se charge de reprendre à son compte les outils et le vocabulaire de la communication contemporaine et, partant, occupe les bastions dévolus à la pensée critique par un procédé éprouvé de ratissage systématique des méthodes de récupération, la Peinture se retrouve confinée à un rôle mineur, condamnée à chercher sa pitance dans sa propre tradition.

Reste que, débarrassée du fardeau de la fonction sociale, il se peut qu'elle se trouve ainsi libérée du devoir de justification de sa propre exclamation. Privée de tout pouvoir, il lui reste à proclamer son autonomie en explorant de nouveaux territoires dont le sens commun n'a que faire.

 George Rotbers

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Red Cloud

George Rotbers : De nouveau, j'ai monté les marches vers ton appartement. De nouveau, nous nous retrouvons assis, face à face, à cette table même qui avait été le point de départ de nos derniers entretiens. Elle est à présent vide, hormis une feuille blanche sur laquelle tu as noté une liste de noms évocateurs.
Sitting Bull, Crazy Horse, Red Cloud, Mr. Hyde, Orange Blossoms, Bornéo, Hen Foot, One Step, Square Dance, Gengis, Cholotl, dessinent un chemin magique à travers la forêt de mes souvenirs.

Clément Thomas : Tous ces noms sont en réalité extraits des titres des œuvres que tu verras tout à l'heure dans l'atelier, et je suis heureux de la résonnance qu'ils ont trouvée dans ta mémoire.

George Rotbers : Je me souviens de "Tropique", de "Kamala", ou encore du "Maharajah" qui traçaient déjà à l'époque, une limite franche entre la magie qu'ils évoquent et la rudesse des pièces qui portaient ces titres. Tu cherchais alors ton chemin à travers les petites failles que leurs rencontres laissaient apparaître, laissant à la peinture le soin de surgir au gré de découvertes que tu semblais gérer de manière totalement anarchique...

Clément Thomas : Si ces mots impriment tous une marque précise dans nos souvenirs - en grande partie parce qu'ils nous rappellent la frontière indécise qui sépare notre quotidien des grands mythes qui en font le terreau - ils occupent dans mon travail une place autant privilégiée qu'inconfortable. Une fois extirpés de cette liste et confrontés à la peinture, Sitting Bull ou Crazy Horse perdent leur substance, comme de pâles fantômes dont l'image aurait été gommée peu à peu, tout en restant enchaînés à l'œuvre par le fil ténu de la couleur dont ils subissent l'outrage. Si on sait, de plus, que dans ces œuvres, de simples tomates se substituent à la matière picturale, on s'aperçoit rapidement que les héros de notre enfance ne sont pas les seuls à subir un mauvais traitement...(gesticulations suivies de rires).
Ce travail a pris sa source dans une pièce de 1987 - "Fancy Pink". Le simple fait de remplacer la couleur par du saumon rose et le tableau par un drap-housse avait eu une influence décisive sur la façon dont je pouvais à nouveau aborder la peinture. Disons que cette œuvre toute simple m'avait permis de tirer un trait définitif sur le problème que me posait la représentation. Puisque la question de "quoi peindre" n'avait plus de sens, il me devenait alors possible de mettre en place une véritable batterie de tir en convoquant derrière mes lignes n'importe quel volontaire à même de faire surgir la peinture. N'importe quoi pouvait faire l'affaire. Je me suis rapidement retrouvé à la tête d'une phalange d'œuvres dans lesquelles, la plupart du temps, il ne se passait absolument rien. Les Villégiatures.
Sitting Bull est faite sur le modèle de Fancy Pink. Il date de 1990. A l'époque, j'avais besoin d'un titre pour un tableau rouge, et "Tomates Pelées au Jus" n'était pas franchement adapté (rires). Convoquer un grand chef indien à une nouvelle séance de pose faisait mieux l'affaire. (rires à nouveau).
Aujourd'hui, Crazy Horse côtoie Sitting Bull. L'œuvre originale s'est dédoublée en générant un clone [et j'imagine sans peine toute une "armée rouge" venant grossir les rangs]. N'importe quel nom lié à la couleur rouge suffit à justifier la création d'un nouveau tableau de même facture, tandis que chaque nouveau clone ajoute une couche de peinture supplémentaire. L'écart se creuse entre l'œuvre et le titre qui peut servir à la référencer. Là où un nom tel que Sitting Bull n'avait pour fonction que celle de donner un titre à l'œuvre, le flirt avec la série provoque une véritable rivalité entre le champ de la réalité et le champ spécifique à la peinture à travers lequel la couleur prend l'offensive en engageant de façon autoritaire une opération d'oblitération du réel.

Il se peut que cette fois, la peinture remporte la partie en jouant sur son propre terrain.

[pause]

George Rotbers : La même pièce où nous avons discuté ce matin s'est transformée en salle à manger le temps d'un repas, ce qui t'a permis d'ajouter "Côtes de Nuits" à la liste des noms susceptibles de rejoindre Sitting Bull et Crazy Horse. Nous avons également évoqué des personnages de fiction tels que Ret Butler qui se trouve à présent inscrit sous le nom de "Red Butler" - le Majordome Rouge...

Clément Thomas : Oui. Et tu te rappelles qu'à la fin du repas, nous avons également dû écarter "Grappa" et "Mirabelle" du fait de leur absence de couleur. (rires)

George Rotbers : A présent que la salle à manger s'est métamorphosée en atelier et que les œuvres dont nous avons pu parler en mangeant ont été transportées ici, je me rends compte à quel point l'Objet, une fois dévoilé, concentre les idées que nous avons abordées pour les magnétiser autour de sa forme et signe de façon exemplaire ton engagement radical du côté de la peinture. Les termes de "redoutable efficacité de la peinture" dont tu parlais tout à l'heure prennent tout leur sens au vu de "Retour à Bornéo" ou de "Gengis". La question de la peinture comme outil de représentation, une fois posée, se résorbe d'elle même face à l'invasion du champ réel par la "réalité de la peinture". Dans chaque œuvre, tout est dit : il est purement et simplement question d'une "bataille rangée" dans laquelle la peinture fait office de "batterie d'artillerie lourde" et l'indication de la peinture en tant que "réalité annexe" ouvre grande la porte à sa revendication d'un "territoire autonome".

Clément Thomas : Ce que tu dis là est très important. A aucun moment, la question de la peinture ne se pose du point de vue de l'imitation, ou de l'image, sinon pour imposer immédiatement son propre démenti en contrepoint - je pense à "Retour à Bornéo" qui voit la pièce "Jungle me" contredire le parti pris de la "correction chromatique" donné par "Wild me"-.
Cette œuvre est un bon point de départ pour comprendre ma méthode de travail.
Dans le cas de "Retour à Bornéo", on se trouve en présence d'un motif imprimé de panthères sur tissus rose; ceci est l'amorce sans laquelle l'œuvre ne peut pas avoir lieu. Ainsi, les panthères roses - au delà de leur renvoi à un film que nous connaissons tous (sourires entendus) - appellent d'elles mêmes une rectification de la couleur. Les panthères "sont" jaunes, "donc" je les peins en jaune. Et comme ce geste n'en fait pas pour autant des panthères, le leurre est mis à jour de façon simple et évidente. Il ne reste qu'à réitérer le geste en modifiant la couleur pour entrainer définitivement les panthères dans le champ propre à la peinture et le tour est joué. De cette façon, le tissus à motif a joué sont rôle en donnant à la peinture l'opportunité de s'imposer ... "manu militari".
Là, je peux à juste titre parler d'efficacité.

George Rotbers : Il reste que cette efficacité nous laisse sur notre faim dans la mesure où l'œuvre produite, tout en jouant de la séductivité de "l'objet comme Idole toujours possible", liquide toute prétention à la récupération de la méthode dans un but "utilitaire". Je veux dire par là que tu intrônise la peinture non comme le siège d'une pensée fonctionnelle, mais plutôt à la manière d'un Ukase.

Clément Thomas : Cette remarque semble judicieuse dans la mesure où la peinture impose plus qu'elle ne propose une délecture du monde. Et ceci ne peut pas se faire sans une grande brutalité. Contre l'acception qui veut que l'image qui nous est ordinairement donnée du monde s'inscrit dans des limites très strictes à caractère souvent utilitaire, la peinture se doit d'imposer un choc en retour à la hauteur de l'effet soporifique que peut produire l'injonction tyranique du "donné déjà là".

George Rotbers : C'est ce que semble dire Emmanuel Costa Sédille dans sa formule à propos de puce/AMX : "Le dispositif du peintre fonctionne comme une machine à produire une dialectique du regard qui triompherait du voir comme avoir."

Clément Thomas: Exactement. Il faut garder à l'esprit que l'œuvre montrée, si elle comble le spectateur dans son désir d'en comprendre la structure, se dérobe sitôt que celui-ci tente d'interroger la validité du sens produit. Dans sa tentative de putsh contre la réalité, la peinture opère dans un espace critique qui n'est pas nécessairement perceptible, du fait que le terrain ainsi découvert n'offre pas de prise au sens commun. Et c'est ce terrain qui fonde la peinture dans son Impouvoir.

George Rotbers : Dans un courrier que tu m'as envoyé au printemps, tu écrivais : "Il existe un lieu où l'intellect ne peut pas survivre sans une profonde mutation; ce lieu, c'est : partout où l'intellect n'imagine pas qu'il puisse y en avoir un". En parlant de délecture du monde et d'Impouvoir de la peinture, tu sembles manifester ta volonté d'enfoncer deux clous de plus dans le flanc des idées reçues. Une idée telle que celle de délecture me semble d'autant plus lumineuse si on la compare à celle de déconstruction dans la mesure où elle met l'accent sur la faiblesse de "l'indice de pénétration" du regard, et sur son incurable propension à ne produire que de l'image.

Clément Thomas : [se lève et fait les cent pas dans la pièce. Une longue pause] ... Il est possible que la délecture procède par gommage, par étouffement ou par oubli. La délecture du monde conduirait non pas à l'élaboration d'une vision autre, mais à la mise au jour de l'espace qu'elle laisse vacant. En cela, rien de nouveau. L'art survit non dans sa tentative réitérée de donner un sens au monde que nous vivons, mais dans son piétinement sur le seuil de notre incompréhension.
C'est pourquoi la présence de la "mort" dans le débat de la "création" n'engage pas le monde physique.
[pause encore].
..Il se peut que la délecture entraine un brouillage, une vampirisation du sens courant par le meurtre du verbe...

[Silence]

George Rotbers : Ces préoccupations reviennent dans ton travail comme un leitmotiev. Je pense à des formules comme "l'Enervement Essentiel", "E - mc2 = 0", au texte "Autour de la Pureté" ou à une œuvre telle que puce/AMX . Tu n'as jamais tenté de donner une justification au choix du titre générique de "Villégiatures" que tu appliques à un grand nombre des œuvres que tu réalises, laissant le soin au visiteur d'en démêler le sens, de même que tu lui laisses le loisir d'élargir à son gré "l'Espace de l'Oeuvre".
Aujourd'hui, tu greffes à ta "panoplie" des termes sans équivoque. "Efficacité" côtoie un vocabulaire emprunté à l'action militaire; invasion, bataille rangée, artillerie lourde, batterie de tir, phalange, lignes, offensive, manu militari, donnent à l'utilisation que tu fais de la peinture un consonnance guerrière, et dans le même temps, tu dégages de la mêlée la formule de "l'Impouvoir de la peinture"...

Clément Thomas : ... En 1986, après avoir peint cinq des six carreaux de la fenêtre de ma chambre, j'ai découvert que ce n'était pas la peinture qui avait produit ce "tableau", mais le carreau resté transparent par lequel je pouvais voir le dehors. Le paradoxe veut que sans peinture, cette œuvre n'aurait pas eu lieu. La même année, j'ai peint une grande toile avec un kilo de peinture. Toute la surface n'a pas été recouverte. Je me suis retrouvé devant une tentative de "all-over" qui avait échoué. Un échec prémédité.
Le doute vis à vis de ce qui valide l'histoire de l'art, de ce qui fait que la mise en culture des idées finalement admises finit toujours par figer les œuvres et les choses, a été le moteur de mon travail à partir de cette année 1986...
Je me souviens d'avoir téléphoné à Pierre-Jean Galdin juste après avoir peint la fenêtre pour lui annoncer triomphalement que j'avais "règlé le problème de la peinture" - j'étais complètement surexcité (agitation des bras, puis rires).
Le fait est que le problème était, une fois de plus, règlé, ... mais qu'il ne règle rien. Lorsque la peinture sort du terrain de la peinture, si elle commence à vouloir s'emparer de l'histoire, elle perd ce qui lui est propre.
La peinture n'est pas une machine à produire de l'aspirine ou du bon sentiment. La peinture ne produit rien. C'est en celà que réside son Impouvoir.
L'Impouvoir n'est pas l'impuissance.
Je crois même qu'il shunte le pouvoir. Il n'y a pas de temps de l'Impouvoir, pas d'emploi, pas de construction... ça ne sert à rien...
L'énervement... L'Enervement Essentiel... C'est la base.
Le commencement...

[Fin de la première partie]

Paris Automne 1998