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1987 and beyond
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Walk and talk une conversation avec george Rotbers
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Camels and Dogs
la route de la soie
2001

L'impouvoir
ou la peinture
sans projet

1998

 

Walk and Talk
l'espace de l'œuvre

[ Je pars en quête d'un essentiel que je ne trouve pas.
Plus je le recherche, moins je le trouve.
Cela me mène à un énervement d'une grande pureté.
L'Enervement Essentiel ]

L'Espace de l'Oeuvre

Clément Thomas : Voilà, nous sommes assis autour de cette table et sur cette table, nous avons posé le matériel. Ces photos, ces textes, ces dessins, nous les avons disposés en fonction de la place disponible. Au fur et à mesure que nous les avons sortis de ce sac, comme on fait avec les produits que l'on ramène du marché. De la même manière, ce dont nous voulons parler est sur la table, les idées que nous avons apportées avec nous, les thèmes que nous aimerions aborder. Tout ça est sur la table, en vrac, et nous sommes sur la table nous aussi, avec les chaises, le reste de la pièce, le monde et le cosmos et la table elle même. Je crois que nous devrions nous mettre en marche en partant de la table.
Disons que ceci est le contexte dans lequel nous venons au monde. Sur cette table, nous pouvons marcher, et nous pouvons parler ...

George Rotbers : Dans vos derniers projets, que ce soient les "Jardins" ou puce/AMX, on trouve une table et deux chaises. Peut-être même est-ce cette petite table carrée autour de laquelle nous discutons. Je me souviens d'un dessin d'une table carrée reliée à deux chaises par des pinces crocodile, et aussi, à l'époque où vous commencez la série des "Villégiatures", d'une table blanche sur laquelle est posée une miche de pain, toujours encadrée de deux chaises.

Clément Thomas : Oui, celle-ci s'appelait "Bon appétit Mr Brecht". Georges Brecht posait la miche sur une chaise ; cette œuvre très simple m'a beaucoup marqué.Vous savez, un sculpteur vous dira : voici une sculpture sur un socle, et un passant verra une chaise et une miche, et il pensera à bien autre chose qu'à une sculpture sur un socle ; cela ne lui viendra même pas à l'idée. Bien, ce qui m'intéresse, c'est qu'il n'y a qu'une œuvre pour eux deux, et tous deux ouvrent un espace dans deux directions à partir de cette œuvre.
Ces deux directions ouvrent l'Espace de l'Oeuvre. Dans cet espace, le sculpteur et le passant peuvent se rencontrer. Ils peuvent s'asseoir eux aussi à cette table, et déposer leur matériel sur la table. Vous comprenez, ils peuvent discuter de la sculpture, du socle, de pain, de la chaise ; ils peuvent se mettre en marche de cette façon et l'espace de l'œuvre s'agrandit, parce que cet espace est vivant, et ils sont eux même une partie de cet espace. L'œuvre n'est plus un simple objet dans un musée.

L'expérience de la liberté

George Rotbers : Vous attachez une grande importance à l'idée de l'œuvre en train de se faire, de l'être vivant en marche ; des mots comme "promenade" ou "conversation" sont vos compagnons de prédilection. Vous aimez passionnément toutes les formes de la Vie (je pense à l'Urine du Manneken Piss comme solution picturale, ou à puce /AMX dont la pièce principale est quand même un char d'assaut de très gros calibre).
En 1986, vous peignez 5 carreaux de l'unique fenêtre de votre chambre pour pouvoir regarder le monde à travers le carreau restant.
En 1987, vous êtes invité à travailler deux mois à la Villa Arson où vous vous faites remarquer en fabricant les "Lits" le premier mois, et vous provoquez le second mois une indifférence générale en mettant les "Lits" de côté pour montrer des œuvres comme "Triple Zéro" ou "Brain", ce qui a pour effet de susciter le doute quant au sérieux de votre méthode de travail, au moment même où vous doutez, vous, de la nécessité de s'approprier un Trade-Mark qui a valeur de sérieux dans le milieu de l'Art.
En 1988, vous publiez à Sète un recueil d'aphorismes dans lequel vous prônez l'Énervement Essentiel, vous jouez aux devinettes avec Alice, vous enrichissez les remarques sur la couleur de Wittgenstein, ou vous pénétrez la vie en profondeur en retournant la formule de l'énergie, bref, vous semblez vous adresser à vous même une Lettre à un jeune franc-tireur, ce qui a un effet instantané puisque vous disparaîtrez totalement de la scène artistique après avoir présenté en même temps que les "Aphorismes" un tout petit tableau couvert de fourrure noire qui a pour titre : "King-Kong (détail)".
Vous commencez alors la série des "Villégiatures" que vous considérez comme "de petits générateurs de sens autonomes propices à la méditation et qui ont leur place dans une cellule plutôt que dans un salon" et vous peignez deux des tableaux de la série des "Flats" que vous devrez abandonner faute de place lorsque vous quitterez votre atelier Toulousain en 1990 pour vous installer à Paris où vous prenez un emploi.
Vous créez en 1991 la pièce "Je suis Vivant" sur la base de 12 feuilles de paye et 12 objets plus personnels dans 12 tubes de verre, le tout découpé en quatre saisons.
La même année, vous écrivez, sur la base de nos conversations, les "Souvenirs Postérieurs" illustrés de quelques dessins et photos, et les années suivantes, vous écrirez quelques textes très courts comme "Autour de la Pureté", "Je suis le Monde" ou "Jardin Jaune" qui accompagne le projet des "Jardins".
En 1994, vous dessinez le projet puce /AMX et vous écrivez : "Si je peux penser un char d'assaut comme un être vivant, alors, je peux penser un être humain comme un être vivant.". Vous dessinez aussi, la même année, les premières esquisses pour les "Sculptures d'Air" sur la base de "l'Aérosculpture", une petite pièce de 1992. Vous habitez aujourd'hui Paris dans un minuscule appartement encombré de tables.
Vous portez sur le monde un regard dénué de complaisance, votre réflexion se nourrit du doute et de la désillusion, mais vous refusez néanmoins la voie du nihilisme, vous ne croyez pas aux vertus du détachement où vous décelez une supercherie intellectuelle. La seule chose qui mobilise votre pensée peut se résumer en une question simple : "quel chemin tracer dans ce monde, et que peut-on faire avec l'art?".

Clément Thomas : Oui. Ça, c'est une question fondamentale n'est-ce pas? On ne peut pas se dérober, et il ne faut pas l'enfourcher à la légère non?
Bien ; là nous sommes dans mon appartement, et je crois que je ne peux répondre aujourd'hui qu'à partir de ce point précis.
Nous avons parlé tout à l'heure de la table et de l'Espace de l'Oeuvre. Disons qu'en ce moment, nous occupons ce point précis dans cet espace.
Ici, à ce moment, je suis debout ; je suis en contact avec le sol. Le sol est un revêtement de dalles synthétiques ; dessous, il y a un parquet en chêne posé sur des solives. Plus bas, c'est une dalle de béton et dessous il y a des hommes, eux aussi en contact avec le sol dans leur pièce ; et ainsi de suite, jusqu'à la rue : fondations, terre, une couche rocheuse, et d'autres strates jusqu'au noyau terrestre, jusqu'au magma.
Tout ça, c'est notre mémoire, n'est-ce pas, c'est l'histoire de la vie telle que nous savons la lire. Je marche sur cette planète, je parle avec ces choses, avec cette énergie en mouvement et je me demande ce qu'est l'Art. Vous voyez, l'Art, c'est ça : se mettre en marche avec ce que j'ai de jambes, de conscience, d'intelligence. Surtout de conscience. La conscience et la parole. L'Art, c'est l'expérience de la Liberté, ça commence par un pas, ici, sur ce sol synthétique.
Le processus est très lent. La première chose à faire, je crois, c'est de façonner la Patience. Ça, c'est un excellent matériau pour la sculpture, non? (rires)

Il suffit de regarder par la fenêtre

George Rotbers : Lorsqu'on se rend chez un artiste, on s'attend à être reçu dans un atelier plus ou moins grand et lumineux. Chez vous, on entre dans une très petite pièce, sans aucun outil et, à première vue, sans aucun travail en cours.

Clément Thomas : À Paris, la première contrainte pour un jeune artiste c'est évidement l'espace de travail. Et il m'a fallu adapter mon travail à ce manque d'espace. Cependant, dans cette situation, j'ai sous la main le meilleur matériau pour nourrir la façon dont j'appréhende la question de l'art.
Vous voyez, il suffit de regarder par la fenêtre. Il y a un terre-plain devant cet immeuble en face, avec trois jeunes tilleuls, c'est là que les enfants du quartier viennent jouer. Il y a aussi une cabine téléphonique et le défilé continue qui va avec. Et sur ce balcon, on voit deux sapinettes en pots ; elles tombent souvent lorsqu'il y a du vent, et quand la fenêtre est ouverte, le chat de la maison sort se dorer au soleil tout en guettant les moineaux. Vous voyez ces trous d'aération dans le mur ? Ici, les moineaux font leur nid. Et là bas, à cette fenêtre, il y a une femme aigrie qui sort souvent pour crier après les gosses.
Les soirs d'été, quand il fait chaud, ce sont les hommes qui se réunissent sur le terre-plain pour parler, tard dans la nuit. Vous voyez, pas de cimaises, pas de tableaux ou de sculptures. Mais ici, précisément, le sol est bon pour faire quelques pas dans l'art. Ici, on est aussi dans l'Espace de l'Oeuvre.

George Rotbers : Quel est le rôle des œuvres dans cet espace ?

Clément Thomas : Les œuvres qui sont fabriquées, qui sont montrées, qui sont parmi les traces qui ponctuent la pensée, disons que ce sont certaines des portes qui ouvrent sur l'espace de la réflexion, de la conscience, de l'esprit critique. Ça, ce sont les yeux ; ici, l'artiste qui crée ces œuvres trace un seuil. Mais l'homme qui chausse ces yeux, cet homme seul possède les pieds et les jambes qui franchiront le seuil avec lui.

George Rotbers : Vous croyez que l'art peut transformer la vie ?

Clément Thomas : Non, on ne peut pas agir sur la vie dans son essence. Mais l'art est un moyen de pénétrer la vie. La vie est le seul sujet inépuisable, le seul qui mérite une véritable attention.

George Rotbers : Quand vous parlez de franchir un seuil, qu'est ce qui change?

Clément Thomas : Notre vision de la vie change.

La peinture ne vient pas de rien

George Rotbers : Robert Filliou dit que "l'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art", Joseph Beuys préconise "l'entrée dans un être vivant", vous même, vous dites "si je peux penser un char d'assaut comme un être vivant, alors, je peux penser un être humain comme un être vivant."
Vous avez écrit cette formule à propos de la pièce "puce /AMX".
Pouvez vous nous parler de cette œuvre ? Pourquoi avoir choisi un AMX 30 ?

Clément Thomas : puce /AMX est une pièce de grandes dimensions. J'ai dessiné ce projet en me demandant ce que je pourrais fabriquer pour un espace comme le Magasin à Grenoble. La structure de l'œuvre est très simple : il s'agit d'un tableau de grand format derrière laquelle se dissimule un char, le canon posé contre la toile. Une découpe dans la toile laisse apparaître la gueule du canon. Le seul lien entre le char et le tableau, c'est la gueule du canon qui devient cette petite forme ronde au milieu de la toile. Comme pour "Bells", écarter le char ou le tableau et l'œuvre disparaît.
Quant à l'AMX 30, il y a deux raisons à ce choix. Tout d'abord, j'avais besoin d'un objet de grande taille pour ce tableau et le char s'est présenté à mon esprit. J'ai choisi l'AMX 30 pour sa forme. Une bonne sculpture passe par une bonne forme ; en lui même, l'AMX 30 est une bonne sculpture ; dans le sens classique si vous voulez. Et une fois qu'on est passé derrière le tableau, on ne doit pas être déçu par ce qu'on y trouve. (rires)

George Rotbers : Une telle pièce met en œuvre des moyens énormes dans le seul but de peindre un petit rond sur une toile ?

Clément Thomas : Ça n'a pas d'importance que ce soit un rond ou un moulin à café. Ce qui compte, c'est que la peinture ne vient pas de rien. Et dans le cas de cette pièce, il faut déployer beaucoup d'énergie pour peindre ce disque noir. Ce tableau trouve son sens parce que c'est le char qui finit par produire la peinture, même si cela ne lui donne pas une signification.

George Rotbers : Vous décrivez le Jardin comme une pièce amoureuse. Vous lui consacrez d'ailleurs un très beau texte. Avec cette œuvre, vous nous entrainez aux antipodes de puce /AMX.

Clément Thomas : Les Jardins sont comparables aux Lits. Tout comme eux, ils parlent de la peinture. Dans les Lits, la boite de conserve est le tube de couleur. La couleur du Jardin est latente dans la graine que contient le sachet. Dans le grand projet du Jardin, les sachets sont posés au mur, comme des touches de couleur si vous voulez. Ça recouvre une très grande surface, des milliers de sachets. J'utilise une seule variété de fleur pour tout le jardin, les sachets sont tous identiques. On doit se trouver face à une immense peinture, jaune ou d'une autre couleur.
Le Jardin appelle le jardinier ; cette couleur dans la graine, il faut, en fin de compte, la hisser vers la pleine lumière.

Paris 1995